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« Quid de la confiance en démocratie extrême ? », par Dominique SchnapperSociologue, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), ancien membre du Conseil constitutionnel (2001 - 2010), membre du Conseil d’Orientation et Recherche du Trust Management Institute (TMI).

TMI a demandé à la sociologue Dominique Schnapper de joindre sa réflexion à la série d’entretiens sur le thème de la confiance.
En introduction de son analyse – largement inspirée d’un texte publié dans la revue Commentaire – un texte de Marcel Mauss,  sociologue et « père de l’anthropologie française », consacré à la notion d’attente collective. 


« Ce à quoi nous arrivons, vous et moi, c’est à l’importance de la notion d’attente, d’escompte de l’avenir, qui est précisément l’une des formes de la pensée collective. Nous sommes entre nous, en société, pour nous attendre entre nous à tel et tel résultat ; c’est cela la forme essentielle de la communauté. Les expressions : contraintes, force, autorité, nous avons pu les utiliser autrefois, et elles ont leur valeur, mais cette notion de l’attente collective est à mon avis l’une des notions fondamentales sur lesquelles nous devons travailler. Je ne connais pas d’autre notion génératrice de droit et d’économie : ‘ Je m’attends’, c’est la définition même de tout acte de nature collective. (…) Les infractions à ces attentes collectives, cela se mesure, par exemples les krachs en matière économique, les paniques, les sursauts sociaux, ainsi de suite » (Marcel Mauss, Œuvres, vol. 2, Paris, Minuit, 1969, p.117).

Ce texte de Marcel Mauss dit admirablement que, dans toute société, le fondement des échanges sociaux repose sur la confiance que les êtres humains s’accordent les uns aux autres, sur la confiance qu’ils manifestent à l’égard de leurs institutions, sur la confiance qu’ils ont ensemble dans l’avenir. Les enquêtes d’opinion montrent d’ailleurs régulièrement que la confiance entre les membres d’une société varie dans le même sens que leur confiance envers les institutions.

La confiance objective

« Socrate respectait la loi
même s’il pouvait la trouver injuste. »
La confiance objective constitue une donnée élémentaire de toute vie en société. Si l’homme ne « faisait pas confiance de manière courante, il n’arriverait même pas à quitter son lit le matin » (Niklas Luhmann, La confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Paris, Economica, 2006). La sécurité juridique, grâce à laquelle les individus peuvent « s’attendre » à ce que leurs comportements soient appréciés et éventuellement sanctionnés, est le grand principe qui permet de stabiliser les comportements des hommes et de les rendre prévisibles, de réduire ainsi la complexité de la vie sociale. C’est bien cette « attente » ou cette confiance qui est la « définition même de tout acte collectif ». Quant à nos institutions politiques, elles sont par nature abstraites et désincarnées. Il ne repose pas sur la qualité des personnes, mais sur la légitimité que les individus-citoyens reconnaissent aux normes juridiques et aux institutions. Plus les règles de l’Etat de droit s’affirment aux dépens des coutumes et des traditions, plus la légitimité des institutions repose sur la confiance que les individus leur portent. Elle doit les conduire à les respecter en tant que telles, quelles que soient les faiblesses et les insuffisances des hommes qui les incarnent provisoirement. Le maire appartenant à un parti d’opposition accueille au nom de la République le représentant de l’Etat légitimement élu. Socrate respectait la loi même s’il pouvait la trouver injuste.

L'argent et la démocratie

Ce n’est pas un hasard que ce soit à propos de la monnaie que Mauss a été amené à théoriser le rôle de la confiance dans la cohésion sociale. Celle-ci est un moyen de redistribuer les richesses, de libérer des dettes, de financer les travaux publics et d’assister les malheureux. Mais surtout et plus généralement d’assurer les échanges entre les personnes, de « maintenir la réciprocité des rapports sociaux sur le plan de la justice » (Aristote). À propos du miracle hollandais du XVIIe siècle, Sir William Temple avait déjà fait écho à cette réflexion : « Comme il est impossible que le commerce puisse subsister sans la confiance entre les particuliers, il est aussi impossible qu’il puisse fleurir et devenir considérable sans la confiance et la sûreté publiques et sans une confiance au gouvernement qui consiste dans l’opinion que l’on a de sa force, de sa sagesse et de sa justice » (Cité par Alain Peyrefitte, La société de confiance, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 145). Nous sommes aujourd’hui sensibles à l’effet séparateur et aliénant de la circulation monétaire et nous risquons d’oublier que l’argent créé un lien extrêmement fort entre les membres d’une même sphère économique. L’existence de tout homme est aujourd’hui dépendante de « cent liaisons » (Simmel), tissant entre tous ces liens objectifs que suscite la division du travail.

« Plus l’économie devient immatérielle (…), plus les échanges deviennent abstraits, plus ils reposent sur la confiance des acteurs
sociaux dans le droit
et les institutions. »
L’argent, abstrait et universel, permet de mesurer toute chose et tout échange selon une aune unique. Etant donné son abstraction, il repose sur l’acquiescement quotidien de tous ceux qui acceptent de fait, par leurs pratiques de tous les moments, d’évaluer tout bien et tout service selon cet étalon unique et qui acceptent d’en faire l’instrument de l’ensemble de leurs échanges. Le retour récent du troc dans nos sociétés – une leçon d’anglais contre une garde d’enfant -, ou bien la montée récente de la valeur de l’or, objet concret, ne font que révéler l’existence d’une crise qui n’en finit pas. Elles montrent aussi que les sociétés ne sont jamais entièrement conformes aux principes qui les organisent. 

Plus l’économie devient immatérielle, moins elle consiste à produire et à échanger des biens matériels et des services concrets et immédiats, plus les échanges deviennent abstraits, plus ils reposent sur la confiance des acteurs sociaux dans le droit et les institutions. L’organisation économique suppose de moins en moins de stocks d’objets et de plus en plus de circuits et de calculs informatiques. On peut déplorer que ces échanges, par leur abstraction, limitent les relations entre les personnes, mais il n’en reste pas moins que la vie économique repose sur une forme de confiance implicite dans cet échangeur universel qu’est l’argent devenu de plus en plus fiduciaire, le terme est significatif. Dans le passé, le papier a remplacé les pièces de métal, aujourd’hui l’informatique prend la place des billets de banque ou des chèques. 

Il est vrai que l’économie financière est devenue d’une complexité que seuls les plus distingués des polytechniciens comprennent éventuellement, elle risque, plus que l’économie du troc, d’être « trahie », des événements récents nous l’ont brutalement rappelé et la dénonciation des bulles spéculatives ne manque pas de bons arguments. Le retour au concret peut être douloureux, il a été douloureux. Les « infractions » possibles à la confiance réciproque qui permet de faire société pour adopter un vocabulaire plus moderne, Mauss le disait déjà, comprennent bien les « krachs en matière économique ». 

Ni les pratiques de la vie économique ni la légitimité du politique, c’est-à-dire de l’ordre social, ne pourraient se maintenir s’il n’existait pas un minimum de confiance entre les hommes et si les hommes ne manifestaient pas un minimum de confiance objective dans les institutions. C’est sur l’établissement de la confiance, ou trust, entre le peuple et l’autorité politique que Locke faisait reposer le passage de l’état de nature à la société civile. Les rois, les ministres et les assemblées élues n’étaient, pour lui comme pour nous, que les dépositaires de la confiance provisoire que leur avait accordée le peuple. La démocratie, comme l’économie de marché,  repose sur la confiance à l’intérieur comme à l’extérieur.

De la confiance objective au sentiment de confiance

« Les abstentionnistes sont le ʺpremier parti de Franceʺ ».
Nous sommes là dans l’Idée abstraite de la société démocratique. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Nous serions à l’âge de la « société de défiance généralisée » ou, en tous cas, à « l’âge de la défiance » (Rosanvallon). Et les indicateurs en ce sens ne manquent pas. Lors des soirées électorales, c’est devenu le leitmotiv, le niveau d’abstention a battu un nouveau « record », les abstentionnistes sont le « premier parti de France ». À coup sûr, cela n’indique pas une grande confiance à l’égard des institutions représentatives, même si les résultats doivent être interprétés avec prudence. Les descendants d’immigrés, volontiers abstentionnistes, réclament le droit de vote pour leurs parents qui ont gardé leur nationalité étrangère ; ils y voient un signe de reconnaissance. Les spécialistes des comportements électoraux multiplient les études sur les formes de participation politique dites non conventionnelles, qui ont pour caractéristique de ne pas passer par les institutions qui organisent la représentation : manifestations, grèves, pétitions, actions civiques ou revendicatives des associations représenteraient une forme d’action politique étrangère au vote. Quels que soit leur efficacité réelle et le sens que leurs acteurs donnent à leur action, elles témoignent d’un affaiblissement de la confiance dans les institutions qui organisent la représentation. De cet affaiblissement les enseignants, par exemple, font régulièrement l’expérience, ils ne disposent plus de la confiance des élèves ou de leurs parents du seul fait qu’ils appartiennent à l’institution scolaire ou académique, ils doivent la conquérir par leurs qualités personnelles.

Si le sentiment de confiance – ou confiance subjective - semble souvent faire défaut aujourd’hui, son érosion est révélatrice de l’une des tensions majeures de l’ordre d’une démocratie, la nôtre, qui est devenue, selon le mot que j’emprunte à Montesquieu, « extrême ». Comment en formuler les termes ?

Tension de la société démocratique

D’un côté, l’individu démocratique, source de la légitimité politique parce qu’il est citoyen,  accepte mal de respecter les institutions en tant que telles, il admet difficilement qu’elles doivent être respectées parce qu’elles nous ont été transmises par les générations précédentes. Il admet difficilement que le respect des procédures légales donne leur légitimité aux institutions et aux décisions politiques. L’homo democraticus entend soumettre les unes et les autres à sa critique. Il se donne le droit de manifester son authenticité et sa personnalité irréductibles à toute autre, donc à tout juger par lui-même. L’argument de la tradition ou de la légalité n’est plus considéré comme légitime. Les sociologues observent le déclin de toute institution.

« Nos jugements reposent de plus en plus sur la confiance que nous sommes contraints d’accorder à autrui. »
Mais, en même temps – c’est la source de cette tension -, le progrès technico-scientifique est si rapide et si brillant qu’il conduit même les savants les plus respectés à être de plus en plus spécialisés. En sorte que l’individu démocratique doit, plus que jamais, s’en remettre à la compétence des autres. Plus que jamais, alors que nous n’accordons pas spontanément d’autorité aux institutions, nous sommes obligés de croire ce que disent les autres, ceux qui savent ou sont censés savoir, et de faire confiance à leur compétence, baptisée dans un terme emprunté à l’anglais « expertise ». Déjà Tocqueville l’avait pressenti qui écrivait dans la seconde Démocratie : « Il n’y a pas de si grand philosophe qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit (…) il faut donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est variable mais elle a nécessairement sa place ». Près de deux siècles après, cette analyse reste lumineuse. L’homme démocratique veut soumettre toute vérité et toute décision à sa critique, mais, en même temps, il est condamné à croire non plus « un » mais plusieurs « millions de choses sur la foi d’autrui ». Notre autonomie intellectuelle n’a jamais été aussi affirmée, mais, en même temps, nos jugements reposent de plus en plus sur la confiance que nous sommes contraints d’accorder à autrui. 

Il ne s’agit pas seulement de la recherche scientifique et de sa spécialisation accrue. Les informations que transmettent les journalistes ne sont pas contrôlées par  leur propre jugement et reposent sur la confiance qu’ils font à d’autres qui sont peut-être inégalement dignes de cette confiance. Le progrès scientifico-technique rend l’organisation de la vie quotidienne rapidement obsolète et dépasse les capacités de compréhension de la majorité d’entre nous. Le développement de la démocratie providentielle, d’autre part, est une autre source de complexité, elle multiplie les catégories et les dispositions législatives et administratives pour tenir compte des cas individuels et des circonstances particulières. En sorte que nous dépendons plus que jamais étroitement des autres – de ceux qui maîtrisent la technique de nos ordinateurs et de notre déclaration fiscale, de ceux qui peuvent préciser nos droits à obtenir des aides ou des subventions, de ceux qui ont un avis fondé sur l’évolution du climat et sur le destin de la planète ; alors que nous ne cessons d’affirmer notre irréductible individualité et notre droit absolu à l’autonomie intellectuelle. Contradiction à n’en pas douter. Ou « dissonance cognitive » pour parler dans les termes des psychologues sociaux.

Des positions extrêmes

« Nous cédons volontiers aux sirènes du relativisme absolu (…) Nous passons facilement du doute radical à l’adhésion sans réflexion. »
Pour résoudre cette dissonance cognitive, il n’est pas de moyen simple. Les sociétés comme les individus doivent vivre avec les contradictions qu’analysent les observateurs. Mais on comprend que, pris dans ces tensions, nous oscillions entre des positions extrêmes. Nous passons de la foi irraisonnée dans des soi-disant « experts », parfois auto-proclamés, parfois consacrés par les examens que l’Etat providentiel multiplie, à une suspicion généralisée à l’égard des « savants », même s’ils sont reconnus par les institutions académiques, en invoquant les erreurs historiques des « savants » comme des académies. Nous cédons volontiers aux sirènes du relativisme absolu, théorie selon laquelle tout se vaut, opinions, sentiments et produit de la science et selon laquelle il n’existe pas de vérité qui ne soit le produit des conditions sociales, mais nous refusons d’admettre les résultats des chercheurs qui savent reconnaître leurs erreurs et les limites de la connaissance, sous le prétexte, souvent vrai, que certains d’entre eux ont fait des erreurs. Sur les grandes interrogations concernant l’avenir de la planète, les affirmations médiatiques portées par les vedettes du même nom ont plus d’écho que les résultats de la recherche modeste qui entraîne, par discussions et approximations successives, l’accord de la majorité des savants. Nous passons facilement du doute radical à l’adhésion sans réflexion. Nous adoptons éventuellement toutes les formes de dogmatisme religieux et politique alors que nous soumettons à la critique étymologique ou sociologique la sagesse de la Tradition léguée par nos livres sacrés. Nous dénonçons les retards de l’Eglise catholique à s’adapter aux valeurs du temps présent, mais nous ne résistons pas toujours à nous livrer à des pratiques et à des croyances ésotériques. Paradoxalement, l’homo democraticus fait coexister la critique radicale de toute institution et de toute connaissance avec des croyances et des opinions non contrôlées par la raison.

Le citoyen de la démocratie

« Nos récents présidents de la République aujourd’hui ont perdu de leur mystère. »
Cette tension de l’ordre démocratique permet aussi de comprendre pourquoi, s’agissant du politique, la position du citoyen respectueux des institutions démocratiques légitimes, mais critique – le citoyen est, par définition, critique - reste aussi difficile à maintenir. Nous risquons de céder au plaisir intellectuel de la dénonciation radicale, au nom de notre droit à juger absolument, facile à exercer dans les sociétés libres et souvent rentable dans le monde des intellectuels. La critique des institutions est inévitablement fondée, elles sont bien souvent indignes de leur mission. La critique raisonnée et raisonnable, qui implique nécessairement la critique de la critique, définit pourtant le citoyen qui soumet librement les décisions prises par son gouvernement à l’épreuve de la critique de la raison. L’expérience montre que ce n’est pas une position facile à tenir, elle n’enthousiasme ni les médias ni les foules ni les penseurs romantiques qui, les uns et les autres, aiment les propositions simples qui suscitent l’émotion, mais risquent toujours de devenir simplistes. C’est pourtant celle qui fonde l’ordre démocratique. 

Cela est d’autant plus difficile que la transparence de la vie publique est une exigence démocratique, les gouvernants doivent rester sous le contrôle des citoyens. Or, la transparence accrue de la vie politique a son effet pervers, elle a affaibli le caractère sacré du pouvoir qu’entretenait le secret qui entourait le monarque. Nos récents présidents de la République aujourd’hui ont perdu de leur mystère. Ils n’ont pas le mystère, parfois douteux, de François Mitterrand ; ils ont perdu l’aspiration au sacré du pouvoir incarné par le général de Gaulle. Ce n’est pas seulement du à leur personnalité, mais aux exigences des temps. La transparence, qu’il s’agisse des politiques, des grands entrepreneurs ou des grands commis de l’Etat, nourrit plutôt la méfiance que la confiance. Tous les êtres humains sont faillibles. Il n’est pas sûr qu’en les connaissant mieux on leur fasse une plus grande confiance. On peut même se demander si ce n’est pas l’inverse. La méfiance est souvent fondée.

La Raison critique

Pourtant la seule voie qui soit conforme à la vocation de la connaissance scientifique et aux idéaux de la démocratie, la seule à laquelle nous puissions faire une confiance critique, c’est bien celle de la Raison. Elle refuse le relativisme absolu et l’idée que tout se vaut. Elle affirme que la recherche patiente, modeste, fondée sur le travail et la réflexion permet d’atteindre non pas une Vérité transcendantale que nos sociétés laissent à la liberté de chacun, mais des vérités scientifiques, c’est-à-dire partielles et provisoires, mais qui ont fondé le développement de la connaissance rationnelle. Il existe bien une forme de vérité, celle qui naît de la recherche lente, prudente et cumulative qui finit par entraîner, par corrections successives, l’accord de la majorité des savants. C’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse, les plus hostiles se sont ralliés, même si ce fut tardivement, à cette vérité. Il est vrai que les combats ne sont jamais définitivement gagnés et que le « créationisme » est encore parfois enseigné comme une option scientifique parmi d’autres, mais personne ne prétend plus que la terre soit plate et immobile. Plus modestement, les sociologues ont montré, par exemple, qu’il ne suffit pas de mettre en présence des populations différentes pour que les phénomènes d’exclusion et de stigmatisation de l’autre, justifiés par des arguments divers, raciaux, ethniques ou sociaux, s’évanouissent par miracle. Même les économistes volontiers critiqués ces derniers temps ont empêché, par leurs connaissances historiques, que certaines des erreurs commises par les gouvernants au cours de la crise de 1929 se répètent en 2008, en prônant le sauvetage des banques et le refus du protectionnisme. Les médecins ont éradiqué nombre de maladies qui ont décimé la population au cours des siècles passés. Dans tous les cas, la reconnaissance et l’explication de la source des erreurs commises devrait démontrer le sérieux de l’entreprise de connaissance. C’est bien parce que le Groupe d’International des Experts sur le Climat (GIEC) a reconnu avoir fait des erreurs dont il a expliqué l’origine qu’il devrait nous inspirer confiance. Les données scientifiques sont falsifiables ou ne sont pas scientifiques. 

« Il faut refuser l’adhésion sans critique et les passions non contrôlées. »
Ce sont là des vérités modestes ? Certes, et l’on ne saurait ni triompher ni souscrire à l’optimisme naïf du positivisme passé selon lequel le progrès de la connaissance et de la société s’imposait universellement de manière linéaire. Mais on peut aussi considérer qu’elles ne sont pas si modestes, puisque les acquis scientifiques ont finalement transformé nos modes de vie et accru notre compréhension du destin humain.

Il faut refuser le relativisme absolu qui aboutit à mettre sur le même plan les opinions ou les sentiments personnels et les résultats cumulatifs de la recherche et de la connaissance rationnelle. Il faut refuser l’adhésion sans critique et les passions non contrôlées. Mais comment faire ? L’homme ne vit pas que de raison et il n’est pas raisonnable, nous le savons depuis longtemps. La Raison critique, on peut l’observer, ne répond qu’imparfaitement aux besoins des hommes qui s’interrogent sur leur destin personnel et collectif et qui ont besoin de trouver un sens au mal, au malheur et à la mort dont ils font inévitablement l’expérience. Quand aucun Dieu ne vient dicter ce sens aux âmes malheureuses, on comprend qu’elles aient besoin de faire confiance non pas aux « pisse-froids » de la critique rationnelle, mais aux prophètes de toutes espèces qui suscitent leur confiance en leur promettant des lendemains qui chantent.

La morale démocratique

Qui peut encore dire ce qu’est la morale et à qui nous pouvons faire confiance pour nous guider dans les choix de notre existence ? Les Eglises établies ne s’adressent plus qu’à leurs fidèles et même les catholiques convaincus ne manquent pas de critiquer leur chef et d’interpréter ses ordres selon leur propre appréciation. Ceux qui admiraient la personne de Jean-Paul II n’obéissaient pas pour autant aux ordres du chef de l’Eglise. Longtemps les médecins admirés pour être ceux qui toujours soulagent et assistent et, parfois, guérissent leurs patients ont bénéficié de la confiance des malades, c’est-à-dire de nous tous. Leurs clients aujourd’hui contrôlent par l’intermédiaire d’Internet leurs diagnostics et leurs ordonnances et banalisent leur savoir et leur expérience. L’affaire du sang contaminé qui a révélé que certains d’entre eux n’échappaient pas plus que les autres aux faiblesses des hommes, qu’ils étaient parfois plus menés par leurs intérêts financiers, personnels ou institutionnels, que par leur générosité a ruiné cette confiance, sans doute pour longtemps. Celles qu’on appelait, selon un terme devenu ironique et qui était pourtant très beau, les « bonnes sœurs » nous ont abandonnés dans les hôpitaux, elles sont remplacées par des agents de l’Etat providence, peut-être plus compétents, mais légitimement soucieux de leur vie personnelle. Quant aux travailleurs sociaux, ils sont souvent réduits aux rôles de fonctionnaires, appliquant les dispositions juridiques et administratives de l’Etat providence que les bénéficiaires ont tendance à juger tatillonnes. A qui pouvons-nous faire confiance si les politiques sont inférieurs à ce que nous attendons et si les hommes et les femmes qui avaient pour mission ou pour vocation pour nous aider à vivre – les enseignants, les prêtres, les soignants, les travailleurs sociaux - sont devenus de simples agents de l’Etat providentiel ? Ni les religieux, ni les biologistes, ni les philosophes de talent réunis dans le Comité national d’éthique ne prétendent dicter leurs comportements aux autres ni dire le bien de manière absolue. De fait, la confiance que nous leur faisons est relative.

Conclusion : dépendance objective et défiance ?

« Chacun est de fait condamné à faire confiance à la compétence des autres, des autres de plus en plus nombreux et de plus en plus lointains. »
Dans la société démocratique, scientifique et technique, où la division du travail et la complexité de l’organisation sociale n’ont cessé de croître, chacun est plus que jamais objectivement tributaire de l’activité et des connaissances des autres. La dépendance qui nous unit aux plus proches comme aux plus lointains, n’a cessé d’augmenter depuis que Simmel, il y a plus d’un siècle, observait que l’existence de l’homme moderne tenait à cent liaisons faute desquelles il ne pourrait pas plus continuer à exister que le « membre d’un corps organique qui serait isolé du circuit de la sève ». Jamais l’enchevêtrement des liens entre tous les individus créés par l’universalité des connaissances scientifiques et par l’argent, instrument des échanges économiques, n’a été aussi intense et n’a mis en relation autant de personnes par delà toutes les frontières. Chacun est de fait condamné à faire confiance à la compétence des autres, des autres de plus en plus nombreux et de plus en plus lointains. Et l’on peut dire qu’en ce sens jamais la confiance objective n’a autant été au fondement de l’ordre social, national et international.

Mais la dépendance sans cesse accrue qui nous unit aux autres est objective et abstraite. La confiance subjective ne suit pas la confiance objective dans les instruments de la vie politique et économique. Les individus démocratiques qui entendent exercer leur pleine autonomie intellectuelle et juger de tout par eux-mêmes sont devenus essentiellement méfiants à l’égard des autres et des institutions. En qui, en quoi avoir confiance ? La confiance subjective ne se décrète pas.

La société moderne repose sur la confiance objective et les liens entre les individus grâce à l’abstraction des relations politiques et économiques, le droit, l’argent, les institutions. Mais les relations directes entre les personnes ne sauraient être oubliées qui demeurent au cœur de la vie humaine dans des sociétés sans transcendance. La confiance totale qui peut s’établir entre les individus conduits à collaborer d’une manière ou d’une autre est la seule relation qui donne du sens à l’existence humaine.  C’est, dans tous les domaines de notre vie, ce que nous devons créer et maintenir.
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